Article paru dans Sciences Humaines
Au Sud d'Israël, dans le désert du Neguev, une langue nouvelle est née dans des circonstances exceptionnelles. Il s'agit d'une langue de signes inventée par les membres d'un clan de Bédouins, dont une proportion notable est composée de sourds-muets. Le clan Al-Sayyid forme une communauté de Bédouins dont la plupart sont les descendants d'un Egyptien, installé dans la région il y a deux cents ans. Vivant en groupes relativement isolés, les petits enfants d'Al-Sayyid ont commencé à se marier entre cousins. C'est à partir de là que les premiers sourds-muets sont apparus. Du fait de la consanguinité, la surdité congénitale s'est répandue dans la communauté. Parmi les 3 500 membres du clan Al-Sayyid, 150 environ souffrent aujourd'hui de surdité profonde.
Pour communiquer entre eux, les Al-Sayyid ont inventé leur propre langue des signes, il y a soixante-dix ans environ, et en sont désormais à la troisième génération d'usage. L'ABSL (Al-Sayyid Bedouin Signs Language) fait l'objet de l'attention particulière d'une équipe de linguistes dirigée par Wendy Sandleur, de l'université de Haïfa (Israël). Les chercheurs y voient une occasion quasi unique d'observer la naissance d'une langue au sein d'une communauté humaine, coupée du langage environnant.
Dans toutes les langues du monde, l'ordre des mots est une convention nécessaire pour comprendre le sens de certaines expressions. Dans la phrase « Rachel aime les cerises », l'ordre des mots importe peu. « Rachel cerises aime » ou « cerises Rachel aime » sont aussi explicites. En revanche, les phrases « Rachel aime Kamel » ou « Kamel aime Rachel » n'ont pas le même sens. Voilà pourquoi il est nécessaire d'adopter une convention relative à la place du sujet (S), du verbe (V) et de l'objet (O). C'est ainsi que l'on distingue dans les langues du monde les structures SOV, SVO, VSO...
Une forme originelle.
Dans la langue des signes inventée par les Bédouins, la phrase est organisée selon une structure du type SOV où le sujet (S) précède le complément (O) puis le verbe (V). Cette organisation singulière est assez étonnante car « la structure grammaticale du langage des signes de ces Bédouins n'est influencée ni par la langue arabe que parlent les membres de leur clan, ni par la langue des signes en vogue chez les sourds en Israël », remarque Carol Padden, professeure de communication à l'université de Californie (San Diego) et coauteure de l'étude parue en février 2005.
Tiendrions-nous là une forme « originelle » de la grammaire humaine ? Ce n'est pas tant le fait que tel ou tel ordre des mots soit adopté qui importe. L'essentiel tient au fait que les embryons d'une grammaire supposent la mise en place rapide de cet ordre. « Cela conduit à supposer que l'ordre des mots est un des premiers traits marquants d'un langage, et qu'il apparaît très rapidement », soulignent les auteurs.
Jean-Francois Dortier
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